Prolongée d’une cinquantaine de kilomètres à chacune de ses deux extrémités, notre Centrionale depuis Bruère-Allichamps (Cher) vers Cerbère (Pyrénées orientales) maintenant terminée, se solde par 836 km et 10 734 m de dénivelée bouclés en 5 étapes. Voilà sommairement résumé ce périple qui, s’il devait se limiter à ces quelques chiffres, aurait bien peu d’intérêt par rapport aux sensations et émotions éprouvées lors de cette randonnée partagée avec Didier mon coéquipier pour la troisième fois. Certains bons amis m’ont dit ouvertement que malgré leur envie de s’essayer à la longue distance, ils hésiteraient sûrement à faire équipe avec moi. Lorsque je me suis questionné sur cette réserve à rouler en ma compagnie, j’ai d’abord cru qu’il redoutaient de devoir affronter un parcours souvent parsemé de raidards inutiles, mais sachant que la plupart sont meilleurs grimpeurs que moi – ce qui en soi n’est nullement un exploit – j’ai pensé qu’ils n’étaient peut-être guère amateurs de certaines fantaisies de parcours relatées par d’anciens équipiers parfois entraînés par ma faute à pratiquer le vélo amphibie, le vélo-neige ou le « plus que gravel » sur des chemins semés d’embûches.
Insensibles à la minutie de la préparation de mes parcours, les » cyclos raisonnables » ont justifié leur apréhension à faire route ensemble en prenant prétexte de la réputation de « poissard » qui me colle à la peau.
Mes parcours élaborés sur Excel avec une science que je revendique sans aucune modestie, ont pourtant une rigueur presque ferroviaire lorsqu’ils sont couchés sur le papier ; qu’on en juge : passage à Cucugnan à 14 h 28 où la dénivelée cumulée de la journée atteint 1768 m après une distance intermédiaire de 4,2 km pour une déclivité positive de 25 m/km à une vitesse prévisionnelle de 11 km/h, il me semble difficile d’être plus précis !
À l’instar de la SNCF, il arrive que des forces amoindries, un état de revêtement plus que douteux, des conditions météorologiques défavorables viennent perturber ce plan de bataille très élaboré au point d’entraîner une certaine dérive horaire. Ces aléas propres à la longue distance sont admis par tous, y compris par les plus réticents à m’accompagner.
Si ceux-ci sont si rétifs à tenter l’aventure avec moi, c’est parce qu’ils savent qu’une « gegérando » comportera une part d’imprévisible dépassant de loin les péripéties inhérentes à ce type de voyage.
Et pour une fois, je suis obligé de me rendre à l’évidence : ils ont cent fois raison ; la suite de l’histoire vous confortera dans leur idée.
Avec ce long préambule, le récit de notre randonnée tarde à commencer, car mes compagnons de route le savent, j’ai toujours un peu de mal à démarrer et encore plus à redémarrer…
Sachez simplement que notre périple débute plutôt mieux que prévu ; la pluie annoncée par tous les météorologues de mauvais augure nous épargne et comme pour narguer leurs modèles mathématiques douteux, quelques rayons de soleil arrivent même à percer par moment les nuages. Ces conditions inespérées nous permettent de bloquer la première étape de 166 km débutée dans la vallée du Cher, poursuivie sur les valonnements du Boichaud, suivis par les belles bosses des Combrailles jusqu’à Marinchal à la source du Cher, en limite de la Creuse et du Puy de Dôme.
Après ce parcours si conforme au plan de marche qu’il pourrait laisser penser que l’histoire de ce pédalage ne mérite guère d’être conté, survient l’incident le plus significatif de cette progression laborieuse vers les rivage catalans.
Beaucoup connaissent ma tendance à dédaigner le revêtement confortable des belles départementales trop larges et trop fréquentées à mon goût pour laisser à l’esprit le temps de divaguer. Ils savent aussi mon appétence pour les chemins cahoteux et le plaisir que j’éprouve lorsqu’une trace herbeuse fait office de ligne médiane.
Didier, malgré tout confiant m’a laissé le choix de la trace et c’est ainsi qu’en début de matinée nous nous retrouvons sur un chemin de plus en plus pentu, de plus en plus étroit, de plus en plus défoncé qui plonge dans les profondeurs de la forêt de Bourg-Lastic (63)
Au pied d’une longue descente, une barrière en travers du chemin et une pancarte rouillée nous indiquent que nous entrons dans un terrain militaire. Faire demi-tour nous obligerait à remonter ce que nous avons déjà peiné à descendre. L’idée ne nous enchante guère. Un rapide coup d’œil sur une carte détaillée du smartphone montre qu’il suffit de se « taper le cul » sur un kilomètre et demi pour sortir de ce chemin incertain. Jugeant bien improbable un exercice militaire nous décidons de poursuivre. Mais à peine avons-nous couvert le tiers de la distance de ce parcours à risques, qu’une longue salve d’armes automatiques retentit. Grande frayeur ! Nous enclenchons la vitesse supérieure en pédalant comme des forcenés. Didier pour tenter d’alerter les tireurs qui, à en juger par l’origine du tir se trouvent à une distance respectable, redouble d’énergie en criant avec la musique de Balavoine en tête » je ne suis pas un blaireau ! » ; je comprends qu’en la circonstance il soit permis d’en douter.
Guère plus rassuré que mon comparse, je crains que mon casque rouge me fasse passer par un sbire du Kremlin en mission commando pour conquérir par surprise et sous un prétexte fallacieux cette terre auvergnate de l’Artense. Aussi pour vaincre l’angoisse qui me gagne, à défaut de pouvoir neutraliser cet ennemi invisible, je hurle de toutes mes forces » Vive l’Ukraine ! » afin de bien faire comprendre à quel camp j’appartiens.
Passé la barrière de la sortie du champ de manoeuvres, enfin rassurés nous marquons une pause en évoquant l’incident et la peur bien réelle qui nous a tenaillé pendant ce dernier kilomètre.
En reprenant mon souffle, je rapporte à Didier les propos d’un adjudant, poète à ses heures, qui pendant » l’instruction » des jeunes recrues nous disait : » La 12,7 mm est une arme merveilleuse capable de couper un homme en deux à 400 mètres « . J’ai oublié le nom de cet esthète mais cette phrase prononcée avec beaucoup de conviction, restée gravée à jamais dans ma mémoire, revenait comme une antienne alors que je tentais de m’extirper de ce mauvais rêve.
La journée serait incomplète si je je n’évoquais pas notre fin de parcours vécue sur le plateau du Cezallier dans les conditions dantesques. Tandis que nous nous échinons à grimper les derniers kilomètres de la montée du col d’Entremont (1210 m) une tempête d’une violence inouïe se déchaîne soudainement. Nous peinons à garder l’équilibre et à avancer tant le souffle des bourrasques est puissant. La pluie est si forte qu’elle nous mitraille presque douloureusement le visage. Enfin lorsque nous plongeons dans la cuvette de Murat (Cantal) les trombes d’eau dévalant la pente et la pluie qui rendent les freins inefficaces nous obligent à mettre pied à terre pour les derniers hectomètres conduisant à notre hébergement.
Dégoulinants, trempés jusqu’à l’os nos hôtes nous accueillent avec beaucoup d’égards : ils allument le poêle et nous aident dans notre installation. La pièce avec nos vêtements étalés sur toutes sortes de supports prend des allures de campement tzigane mais bientôt une chaleur réconfortante y règne. Ce soir pas de dînette habituelle, ce sera restaurant !
Le lendemain, dès le départ et jusqu’à la mi-journée, la pluie qui si elle s’est atténuée n’a pas vraiment cessé ne parvient pas à gâcher la beauté des paysages bucoliques traversés. Nous progressons sous le regard intéressé des vaches Salers dont les yeux cernés de gris semblent maquillés au khôl.
Le relief très chahuté nous fait oublier la pluie. Pour me donner du coeur au pédalage, je me convaincs que la nébulosité et les lointains embrumés par la pluie ajoute même un peu de poésie au paysage. Après le passage du pont suspendu de Treboul enjambant la Truyère et la retenue de Sarrans, il cesse enfin de pleuvoir.
Après nous être hissés sur le plateau de l’Aubrac, nous pointons sur le coup de midi à Laguiole avant de dévaler à grande vitesse sur une vingtaine de kilomètres la descente vers la vallée du Lot. Notre élan est à peine interrompu par l’unique crevaison du voyage lorsque nous arrivons à Espalion.
L’après-midi, sans difficulté notable, nous laisse même un peu de temps pour rouler sur la corniche du cirque en fer à cheval dominant le trou de Bozouls. Cette promenade me ramène 35 ans en arrière lorsque nous avions découvert avec mon épouse et nos enfants ce site remarquable de l’Aveyron creusé par le ruisseau du Dourdou.
Pour clôturer la journée, tandis que nous peinons à trouver notre hébergement en raison d’une méprise, la pluie drue vient à nouveau nous rappeler pendant une heure à quel point il est hasardeux de vouloir randonner à cette saison.
Au petit matin du quatrième jour, nous goûtons au plaisir de rouler sous un ciel enfin clément. La longue et rapide descente vers Sainte-Rome-du-Tarn, outre l’ivresse de la vitesse, nous vaut de vivre à nouveau un « cyclorgasme » lorsque nous devinons dans l’horizon cotonneux les pylônes du viaduc de Millau pointant vers le ciel. Ils émergent à contre-jour des nappes de brume couvrant la vallée du Tarn bordée dans les lointains par le versant nord du Causse du Larzac. Depuis le belvédère à mi- pente, nous admirons le village de Montjeau dont les maisons massées au flan du versant sont dorées par le soleil matinal. Ce seul moment justifie et efface d’un coup toutes les trombes d’eau et les averses des jours précédents. Sans elles, nous n’aurions pas pu jouir de ce spectacle qui a lui seul valait d’entreprendre cette randonnée un peu folle.
Soucieux de remettre en état nos montures éprouvées par l’abondant graissage à l’eau de pluie, nous entrons dans le magasin de vélos de Saint-Affrique repéré lors d’un récent séjour ici. Aimable, le velociste interrompt son travail pour nous aider et nous offre même un café. Tandis qu’il procède à l’entretien de nos vélos son œil exercé remarque qu’un des patins de frein est anormalement usé. Il en profite pour le changer.
Comme nous, c’est un adepte de l’endurance et nous avons plaisir à échanger à propos de notre passion commune. À Saint-Affrique, il n’existe qu’un seul magasin de vélos mais nous pouvons l’affirmer, c’est un endroit hautement recommandable !
De l’Aveyron nous basculons vers le Tarn après un bref passage par l’Hérault. En passant d’un département à l’autre, le profil et l’environnement ne changent guère, des bosses en forêt alternant avec des forêts riches en bosses. Au final une dernière descente assez impressionnante pour atteindre Labastide-Rouairoux, village perdu du parc du haut Languedoc où nous nous posons chez une anglaise pour la nuit.
L’avant-derniere étape commence en nocturne avec son lot de grimpettes destinées à faire atteindre le taux maximal d’acide lactique supportable par nos jambes. Plus loin sur des routes défoncées qui se tortillent dans la garrigue du Minervois nous peinons en rebondissant sur des chemins incertains en essayant de ne pas être désarçonnés par le vent qui nous prend par moment de travers, puis lorsqu’ils deviennent un peu plus carrossables nous découvrons le superbe village de Minerve auquel, telle une forteresse, on accède par un pont étroit enjambant un canyon.
L’histoire se répète ainsi mais cette fois sur un parcours globalement descendant jusqu’aux autres villages de Lagrasse ou de Durban-Corbières au cœur du vignoble paré déjà des couleurs d’automne qui tranchent avec la verdure des arbres et le vert sombre des cyprès.
Après cette longue escapade au milieu du désert français et un passage dans cette plaine languedocienne des environs du camp de Rivesaltes où les réfugiés de la guerre civile espagnole avaient été parqués comme du bétail, le retour vers un environnement quelconque composé de cités pavillonnaires, de giratoires, et de magasins de la grande distribution, nous redescendons de notre petit nuage à regret conscients que l’aventure touche à sa fin.
Le Dimanche, la quarantaine de kilomètres qui nous porte jusqu’à l’ultime pointage de Cerbère, à deux pas de la frontière espagnole n’a déjà plus la saveur des jours passés d’autant qu’à l’issue de la Centrionale nous devrons repartir à contresens sur une cinquantaine de kilomètres par la même route vers Perpignan sous un ciel maussade qui fait oublier la Méditerranée pourtant si proche.
Au centre du monde, dans la gare de Perpignan, comme se plaisait à le situer Dali, nos fringants destriers devenus d’encombrants bagages embarquent par le train vers Nîmes chez ma sœur Nadine et son ami Patrick .
Avec la chaleur habituelle de leur accueil, ils nous réconfortent de cette soudaine immobilité.
C’était Cerbère, sixième centrionale pour Didier et quatorzième pour moi.