2014 – Diagonale MENTON – BREST

Synthèse

  Trajet : Menton / Brest

  Délai : 116 h

  Dates : du 2 au 6 juillet 2014
  Distance : 1399 km

  Dénivelée : 15 180 m

  Participant : Gérard Gauthier

  Homologation FFCT : 14-054
    Étapes
1 MENTON (06) / GAP (05) 242 km 3950 m
2 GAP / RETOURNAC (43) 256 km 3174 m
3 RETOURNAC / NEUVY-SAINT-SÉPULCRE (36) 295 km 3712 m
4 NEUVY-SAINT-SÉPULCRE – CHATEAUBRIANT (44) 310 km 1108 m
5 CHATEAUBRIANT – BREST (29) 297 km 2735 m

 


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In extremis…

 

Un mois plus tôt, alors que nous randonnions avec deux amis sur l’eurodiagonale Strasbourg-Budapest, j’ai malencontreusement rencontré un certain Adolf en Autriche, à deux pas de la frontière hongroise. Dans un virage, j’ai percuté sa voiture. L’accident a manqué de peu d’être fatal. Le cadre de mon beau vélo en titane à peine étrenné, s’est brisé en trois endroits sous la violence du choc. De profondis Titanium !

Aussi, en ce début de juillet, Menton – Brest semble compromis : la réticence légitime de mon épouse à me voir partir, les cicatrices à peines refermées et le simple bon sens, tout devrait m’inciter à renoncer et à remettre cette diagonale à plus tard.

Malgré tout, la sensation d’une bonne condition physique, l’envie de ne pas rester sur un échec et une obstination un peu folle me poussent à tenter à nouveau l’aventure.

Toute diagonale relève du défi, à plus forte raison lorsqu’on l’entreprend seul et dans un tel contexte. 

Dans un moment de lucidité, au moment du départ, le doute s’installe : Aurais-je finalement l’endurance nécessaire et le mental assez solide pour conduire la diagonale à son terme ? Les éléments seront-ils avec ou contre moi ? N’aurais-je pas à affronter un incident de parcours auquel je ne saurai pas faire face ? N’ai-je pas les yeux plus grands que le ventre ? En un mot, suis-je capable d’aller jusqu’au bout du bout ?

Pour en avoir le cœur net, il ne reste qu’à pédaler… et si possible jusqu’à Brest.

 

1er jour – MENTON (Alpes-maritimes) / GAP (Hautes-Alpes)

242 km – Dénivelée : 3950m


Sur cette diagonale, la première étape est celle que je redoute entre toutes, car ma corpulence ne me prédispose guère à la montagne et près de quatre mille mètres d’ascension sont au menu du jour.

Heureusement, je compense ce handicap en progressant sur un terrain de jeu connu. C’est d’abord la moyenne corniche gravie dans la douceur étoilée d’une nuit méditerranéenne, puis le gymkhana sur la promenade des anglais pour éviter les adeptes du footing matinal et enfin la remontée tranquille de la vallée du Var jusqu’aux tunnels de la Mescla. Je me délecte à jouer le morceau sans même regarder la partition.

La route des gorges de la Tinée au profil guère plus relevé que celle filant le long du Var, me conduit sous un ciel couvert vers Saint Etienne-de-Tinée, lieu de mon premier pointage.

L’ascension du col de la Bonnette est à peine entamée, lorsque je croise les compagnons d’infortune du périple manqué vers Budapest. La rencontre avec des membres du club sous cette latitude et à cette altitude n’est pas vraiment une surprise : une semaine plus tôt, alors que Cédric et Joël déjeunaient à la maison, nous avons réalisé que nous serions sur un parcours commun, à contresens, le même jour, sur le versant sud de ce col mythique. Par le plus grand des hasards, chacun en préparant sa route, avait imaginé six mois plus tôt, être là ce même jour, à la même heure sur les pentes de la Bonnette. Partagerions-nous aussi nos rêves ?

Les autres participants du tour de France cyclotouriste, ne tardent pas à nous rejoindre. Nous saucissonnons ensemble sur le bord de la route. Trois d’entre eux ont été mes partenaires de diagonale et certains ou certaine le seront peut-être un jour. Tous sont des compagnons de l’Union Cyclo Touraine, notre club.

Je repars encouragé par mes camarades qui vivent ici leur avant dernière étape du tour de France concocté par le père Joël et le fils Cédric.

Au fil de l’ascension, je prends conscience des dimensions du paysage. Lentement, sans jamais un moment de répit dans ce pédalage obsessionnel, je grignote la dénivelée. Peu à peu, je perçois plus distinctement les chalets ramassés d’un hameau perché à flanc de montagne. C’est Bousieyas, dernier endroit où l’on décèle une présence humaine sur ce versant. Je suis à mi-col

Puis les maisons trapues du hameau, couvertes de tôles rouillées, finissent par se fondre en une masse indistincte en contrebas. Mentalement, j’entends la musique de Borodine, « Dans les steppes de l’Asie centrale ». Créée pour évoquer un infini horizontal, elle me parait presque de circonstance ici, en la transposant cette fois pour une immensité verticale.

Plus haut, dans un paysage dénudé, je traverse les ruines d’un casernement, le camp des Fourches. J’imagine le désarroi du bidasse astreint à monter la garde par une nuit d’hiver, dans l’attente d’un ennemi improbable, tout aussi transi.

Tandis que sous le casque le film se déroule, je m’élève encore, au risque de toucher les cieux, en zigzaguant sur les derniers lacets. Dans les pierrailles du versant, des masses de neige grisâtres subsistent encore par endroits. Au loin les sommets enneigés des Alpes se détachent sur un ciel toujours plombé. Je réalise que je suis enfin parvenu au sommet du col de la Bonette-Restefonds à plus de 2700 mètres d’altitude.

Au début de la descente, je croise deux cyclistes. Je reconnais Robert Isoard, sariste de Gap venu à ma rencontre avec une amie, Martine. Pour un peu, si ma progression avait été conforme à la feuille de route, nous nous serions rejoints au sommet.

Nous dévalons ensemble quelques mille cinq cent mètres de dénivelée, avant de nous accorder un moment à Barcelonette, autour d’un verre, histoire de marquer nos retrouvailles. Martine nous quitte peu après « récupérée » par son époux.

Déjà accompagnateur sur l’ultime diagonale de mon premier cycle, Robert m’a proposé d’organiser le parcours en passant par Gap, de sorte que je puisse passer la nuit chez lui.

L’homme du cru, au coup de pédale vigoureux m’entraîne sur sa trace à bon rythme. Nous roulons jusqu’à la tombée du jour, en ne nous ménageant qu’un bref arrêt pour admirer du haut d’un belvédère, le lac de Serre-Ponçon dont la beauté est rehaussée par un ciel chargé de gros nuages gris.

Vers vingt et une heures nous atteignons Gap. L’épouse de Robert a préparé un repas avec des « oreilles d’âne » une spécialité locale, sorte de tourte fourrée aux épinards. Robert, qui me sait bavard, finit par me recommander d’aller dormir car cet homme d’expérience sait que la récupération est essentielle pour réussir ce défi.

Merci à eux pour leur hospitalité et leur gentillesse.

 

2ème jour –   GAP / RETOURNAC (Haute-Loire)

256 km – Dénivelée : 3174 m


Il est quatre heures du matin lorsque j’enfourche ma monture. La nuit qui dure un peu plus loin que Veynes me laisse un peu de temps pour la rêverie. Je profite de ce privilège réservé aux randonneurs solitaires.

L’aube point, teintée de rose dans les lointains. Elle découvre un paysage habillé d’une lumière vaporeuse où les chaînons émergent en plans successifs, en perçant la nappe de brume tapissant les vallons.

L’approche du pied du col de Carabes s’amorce par une route étroite, sinueuse et ondulante. Après le village de La Piarre, désert à cette heure matinale, elle se faufile dans des gorges étroites, accrochée à la paroi rocheuse, puis s’échappe bientôt en forêt. Soudain au beau milieu de la route, j’aperçois un jeune sanglier. J’hésite et choisis de m’arrêter de peur que l’instinct le pousse à charger. L’animal surpris, regarde un court instant l’intrus venu troubler sa quiétude. Il ne lui laisse pas le temps de dégainer… l’appareil photo. Sur l’autre versant, sentant à quel point je suis importun dans ces parages, je scrute la route pendant toute la descente à l’affût d’un de ses congénères ou d’un quelconque gibier. Je roule ainsi pendant près de trente kilomètres sans croiser une seule voiture.

Peu avant Luc-en-Diois, je m’arrête brièvement pour contempler le Claps, éboulis gigantesque qui barre la vallée. La descente, le long du cours de la Drôme sur un itinéraire connu, est ponctuée par le petit déjeuner, le pointage à Die et par un arrêt éclair à Aouste-sur-Sye. Là, le temps d’un café, je retrouve un ami, autrefois tourangeau, désormais installé ici.

Une première crevaison, vient rompre le rythme de ma progression et entamer un peu l’avance gagnée à grand peine. Puis, dans les environs d’Allex, sans aucune raison, le GPS se met en grève. J’enrage d’être trahi si tôt par la technique, car j’ai beaucoup misé sur elle pour constituer un parcours en dehors des chemins battus.

À la Voulte, j’avance l’heure du repas et profite de l’arrêt dans un restaurant chinois pour contacter le service après-vente de la merveille technologique (c’est le terme que j’emploie lorsque ça marche, mais celui qui qualifie l’objet défaillant est nettement moins flatteur). Par chance, le technicien est compétent, et la « mer… » redevient la merveille que l’on sait. Le Rhône franchi, me voilà paré pour attaquer le massif central qui s’annonce.

Après quelques kilomètres de faux plat, le long de la vallée de l’Eyrieux, je déchante, en découvrant les difficultés qui s’accumulent. J’ai pourtant commencé l’ascension confiant, galvanisé par ma réussite de la veille lors de l’assaut d’un col autrement redoutable. Mais j’ai toutes les peines du monde à venir à bout de ces huit malheureux kilomètres et de ces six cents mètres et quelques de dénivelée. La difficulté est rarement là où on l’attend.

Cet après-midi, avec un soleil bien décidé à cogner dur, un revêtement en gravillons grossiers et ce profil qui se cabre brutalement par endroits, je mesure à quel point j’ai été présomptueux. À plusieurs reprises, lorsque sur certaines rampes la merveille affiche quatorze pour cent, je suis tenté de mettre pied à terre ! 

En ligne de mire, apparait le remède à la tentation de devenir piéton : c’est un cycliste. Il peine au moins autant que son poursuivant. Dans un sursaut d’orgueil, je mets un point d’honneur à rester là, debout sur les pédales, tandis que vaincu par la pente toujours plus terrible et des développements inadaptés, le grimpeur inconnu finit par déclarer forfait. Combatif, il remonte presque aussitôt sur le vélo. Dégoulinants de sueur, nous zigzaguons de conserve, ahanant tant qu’est plus. Nous finissons par venir à bout de ce col de la Mure, si mal nommé : le « E » final est de trop…

Attablés à la terrasse d’un bar de Vernoux-en-Vivarais, avec mon compagnon de rencontre, nous étanchons notre soif en comparant les avantages respectifs du pédalier compact et du triple plateau. Je n’en démords pas : trente dents devant, trente dents derrière, voilà qui laisse toutes ses chances à un équipier accusant un quintal et plus avec sa monture.

Pendant le reste de l’après-midi, j’ai tout loisir de vérifier le bien-fondé de mes arguments, tant le paysage est cabossé. Vers dix-huit heures, je me pose le temps d’un pointage sur la place de Saint-Agrève, en tête à tête avec une mousse réparatrice. Pour évacuer les toxines emmagasinées, je trempe longuement mes mollets sous le jet d’une fontaine. Plus loin, après quelques nouvelles bosses, je traverse le Chambon-sur-Lignon, village dont la population s’est honorée en protégeant les juifs pourchassés par l’occupant nazi.

À l’heure prévue, j’arrive à Yssingeaux. Hormis le sempiternel kebab de service, un seul restaurant est ouvert. Tandis qu’on prépare ma pitance, je répare ma chambre à air sous le regard amusé d’une bande de jeunes. Le repas, comme la ville, ne me laisse pas de souvenir impérissable : dans cette sous-préfecture du désert français, j’observe une fois de plus le désastre d’une petite ville qui se meurt chaque jour un peu plus, victime de l’organisation technocratique du territoire.

Au crépuscule, par une longue descente je plonge vers la Loire, franchie une première fois sur ce périple, à l’entrée de Retournac.

 

3ème jour – RETOURNAC / NEUVY SAINT SÉPULCRE (Indre) 

295 km – Dénivelée : 3712 m


Dans l’hôtel délabré, où j’ai trouvé refuge, ma courte nuit est interrompue vers une heure et demie du matin par des cris, des conversations bruyantes et des claquements de porte. À en juger par le tumulte ambiant, la soirée de l’équipe d’ouvriers en pension ici, a dû être arrosée. Je crains un moment pour mon vélo entreposé dans l’entrée. Mais, dès qu’ils se sont assagis, je replonge pour deux petites heures dans un sommeil profond.

En sortant de l’hôtel, je constate que la patronne n’a pas menti ; même si ces gars « biberonnent », ils sont sérieux : mon vélo est resté à sa place et les deux roues toujours gonflées n’attendent plus que je m’exprime.

À la sortie du bourg, la nuit m’épargne la vision d’une première côte interminable. À peine réveillé, je dois jouer dans le registre « tout à gauche ». Je patiente en moulinant comme un beau diable jusqu’au lever du jour avant que le profil ne s’apaise, quelque part du côté de Craponne-sur-Arzon. Puis d’un coup, la route plonge en courbes rapides, bordée par une forêt de sapins. Concentré pour maîtriser la trajectoire, je n’ai guère loisir d’admirer la plaine étroite en contrebas, enserrée entre deux chaînons.

La descente vers Dore-l’Église dure pendant une dizaine de kilomètres, avant de retrouver la route rectiligne où huit ans plus tôt je me suis essayé sur une première randonnée au long cours, guidé par mon ami Christian Raineau. Tandis que je « roulotte » dans la cuvette d’Arlanc, sur la plus longue ligne droite d’Auvergne, en me remémorant cette première tentative, un cycliste surgi de nulle part me dépasse soudain, sans même m’adresser un regard. Un instant surpris, par ce manque de courtoisie entre adeptes du vélocipède, je réalise que l’arrière de ce vélo ne m’est pas inconnu. La couleur jaune de la machine, sa marque entr’aperçue distribuée presque exclusivement en Touraine, m’incitent à risquer une question : « C’est toi, Christian ? ».

Effectivement, c’est lui ! En roulant, il m’explique le stratagème mis au point pour me débusquer aux aurores. Profitant d’un passage dans le Livradois pour entretenir le chalet qu’il possède sur les hauteurs d’Ambert, mon initiateur en diagonales a joué à cache-cache pour me localiser et me surprendre en plein effort. À l’entrée de la ville des « copains », sur le parking d’une aire de lavage, il déploie, avec son génie coutumier de l’organisation, une table de camping sur laquelle il étale des victuailles. Christian sait que la cochonnaille me ravit les papilles plus sûrement que les viennoiseries. Aussi saucisson, jambon de montagne et fourme sont au menu du petit déjeuner. Me voilà comblé et bientôt repu.

Il ne nous reste que le col des Fourches à avaler pour entamer la digestion. Au sommet, avant de nous séparer, pour faire honneur à une province qu’il chérit tout autant que la Touraine, Christian troque pour la traditionnelle photo, le drapeau à fleurs de lys de notre région contre la bannière sang et or de l’Auvergne.

La rencontre m’a redonné un tonus d’enfer. Le col de Toutée enchaîné dans la foulée, me laisse croire un moment que les salaisons d’Auvergne ont des vertus que le sulfureux docteur Ferrari n’aurait pas osé imaginer.

Après une longue descente, vers la plaine de la Limagne, je m’installe dans un pédalage monotone. Au loin, je devine dans un horizon gris le Puy de Dôme coiffé de son antenne-relais. Avec la proximité de Clermont-Ferrand, la circulation est devenue plus intense. Le bruit m’agresse. Je me réfugie sur un muret, au pied des marronniers de la place de Menétrol pour le casse-croûte. Aux douze coups de midi, je suis déjà en selle, prêt à profiter de l’accalmie de la mi-journée pour traverser Riom.

La pluie, longtemps menaçante me laisse encore un sursis pendant la remontée de la vallée sans souci. Mais, le reste de l’après-midi se résume à une succession de bâchages et de débâchages, entrecoupés de déluges soudains. Parfois une éclaircie qui paraissait prometteuse s’achève brutalement, bientôt suivie par des trombes d’eau. Mon carnet de route en porte encore la trace : l’eau dégoulinante a presque estompé le tampon du bar de Saint-Gervais-d’Auvergne où je me pose le temps d’un pointage. Dans le silence du bistrot, un vieil homme au regard vague, en tête à tête avec un verre de rosé, regarde tomber la pluie. C’est triste à mourir comme dans une chanson de Damia…

Parfois lorsque la pluie cesse et souvent aussi lorsqu’elle dure, la route se trémousse en cabrioles qui éprouvent mes mollets. Obstiné, mu par une sorte de mécanique interne, j’enchaîne les côtes et avale les bosses sans plus me soucier de la feuille de route. Peu importe, même en rassemblant toute mon énergie, je ne pourrais pas progresser plus vite. Je paye la le choix d’un parcours que j’avais souhaité champêtre : le retard s’accroît.

Après Evaux les Bains, une éclaircie durable s’installe, le profil toujours vallonné redevient supportable, je retrouve un reste de vigueur pour pousser jusqu’à Boussac où par chance je peux ravitailler chez un boucher-traiteur juste avant la fermeture.

Après une rapide collation prise sur un banc, je repars, requinqué, bien décidé à me débarrasser d’une dernière montée de cinq kilomètres. Après l’avoir passée, j’échappe définitivement aux éprouvantes côtes des Combrailles. À l’approche du crépuscule, sur le faux plat descendant qui conduit vers Sainte-Sèvère, la cadence de pédalage s’accélère, les bornes kilométriques défilent enfin, mais une seconde crevaison vient briser mon élan. Je repars, en m’efforçant de retrouver le même rythme. Je me sens bien. Je chante à tue-tête sur la route déserte pour me donner de l’entrain.

Après Sainte-Sevère, traversée sans croiser le célèbre facteur cycliste, la pluie recommence. Tant mieux, après tout, elle me tiendra éveillé. Elle m’accompagne jusqu’à la Châtre.

Enfin, à la nuit tombée, j’arrive à Neuvy-Saint-Sépulcre par un chemin, qui aurait pu être bucolique, si je l’avais découvert par une belle lumière d’été. Je mesure alors le décalage existant entre la feuille de route et les conditions de l’heure.

 

4ème jour – NEUVY ST SÉPULCRE – CHATEAUBRIANT (Loire-Atlantique) 

310 km – Dénivelée : 1108 m


Dès ma sortie de l’hôtel, je pressens que la journée ne se passera pas comme je l’avais espérée. La pluie tombe drue, le GPS tarde à se mettre en branle et je ne sais pas vraiment dans quelle direction partir, car l’arrivée de nuit par un chemin de traverse, ne m’a pas permis de comprendre la géographie locale. Pas vraiment décidé à attendre le bon vouloir du « zinzin » qui prolonge sa nuit, je pars au jugé. À la sortie du bourg, le numéro de la première borne kilométrique me confirme que je dois rebrousser chemin.

Après ce tour de chauffe, je réalise que la route longeant l’hôtel est celle qui me laisse le plus de chances d’arriver un jour à destination. La balade nocturne, deux heures durant me laisse le temps de méditer sur l’incident.

Bien que je m’efforce de pédaler vite, la pluie me poursuit. Elle ne colle au train jusqu’à Saint Michel en Brenne, sur plus d’une soixantaine de kilomètres. Lorsqu’elle cesse enfin, le moral remonte. Arrivé sur le terrain de mes habituelles randonnées, en Touraine, je suis persuadé que la faible dénivelée du parcours, dont je connais le moindre virage, me permettra d’avaler les trois cent et quelques kilomètres du jour sans trop peiner. La feuille de route établie avec un certain optimisme, laisse même à penser que l’étape se prête à la récupération physique. Mais le fin stratège qui l’a dressée a oublié que l’ennemi, lorsqu’on le sous-estime, peut d’un souffle contrecarrer tous les plans.

Pour avoir négligé cette éventualité, je dois lutter contre les bourrasques du vent d’ouest qui s’enflent crescendo au fil des heures. Malgré tout, au pointage de Sepmes, j’arrive encore à coller à la feuille de route.

Prudent, j’écourte la pause de la mi-journée à Panzoult, me contentant d’un casse-croûte avalé à la hâte. L’obsession de la tenue du délai m’incite même à renoncer au café rituel.

Courbé comme un coureur pour donner le moins possible de prise à l’ennemi qui s’acharne, je lutte sans fin, attendant le moment où je pourrai à mon tour souffler, à l’abri des arbres, sur la piste des bords de Vienne conduisant à Candes-Saint-Martin.

À la sortie de Saumur, je suis piégé par le balisage fantaisiste de la piste cyclable. Je me fie à mes souvenirs, et forcément, m’égare aux abords du viaduc de la rocade. Comble de malchance, mon pneu avant se déchire sur le revêtement défoncé. Pour la troisième fois depuis le départ, la roue est percée. À cet instant de cette treizième diagonale, je commence à croire à la malchance attachée au nombre maléfique : les éléments sont contre moi, le cuissard détrempé a allumé le feu qui irrite mon fessier, le retard augmente inexorablement et de surcroît, je sens la lassitude me gagner.

Heureusement, à Gennes, dans le magasin d’un vélociste, amateur de longues distances, je peux regonfler mes roues à la bonne pression et donner à la chaîne la graisse qu’elle réclamait en couinant depuis un moment.

Un peu plus loin, à Saint-Mathurin-des-Levées, où pour la seconde fois, je traverse la Loire, je trouve une pommade miracle pour apaiser mon fondement. Loués soient les apothicaires et les marchands d’onguents !

Sur la rive nord, plus exposée au vent, je dois encore peiner pendant près d’une heure, décomptant les kilomètres restants avant que le parcours oblique définitivement vers le nord-Ouest. Après la montée de Bouchemaine, je me crois sauvé. En pensée, je fais un bras d’honneur à Éole. Après tout, à me défier ainsi des heures durant, il mérite bien cet élégant hommage …

Saint-Jean-de-Linières, malgré une bonne heure de retard, je m’octroie un peu de repos et en profite pour boire et manger. Estimant que les soixante kilomètres restants ne sauraient suffire à calmer ma voracité de « bitumophage », j’allonge la virée de quelques kilomètres avant de revenir sur mes traces, par la faute d’une batterie de GPS déchargée et de l’abrutissement dans lequel m’a plongé le souffle continu du vent.

Revenu sur l’interminable ligne droite qui pointe en direction de ma destination sans jamais devoir l’atteindre, je renoue avec la pluie. D’abord elle me réveille, puis elle me transperce, me pénètre en tombant en averses soudaines. Je roule presque avec fureur, sur une chaussée à blanc d’eau, les yeux rivés sur mon rétroviseur, attentif aux rares voitures qui me dépassent, dans la lumière déclinante. De nouveau, j’attaque un long compte à rebours kilométrique. Enfin vers vingt-deux heures, dans la lueur vaporeuse des réverbères, je découvre avec bonheur les publicités qui signalent tous les établissements remarquables de la superbe zone industrielle de Chateaubriant. Enfin, j’aperçois le scintillement de l’enseigne de l’hôtel, objet de tous les désirs de cette soirée tant arrosée. 

Quel bonheur de prendre enfin une bonne douche !

 

5ème jour – CHATEAUBRIANT / BREST (Finistère)

297 km – Dénivelée : 2735 m


La courte nuit n’a pas réussi à chasser complètement la pluie, qui maintenant crachine. Après quelques kilomètres dans la campagne obscure, je perçois en roulant sur le revêtement uniforme, un flottement de plus en plus sensible de la direction. Je palpe la roue avant… ça ressemble à une crevaison lente. L’heure et l’endroit ne se prêtent guère à une réparation, aussi je décide de poursuivre en espérant que le gonflage restera suffisant pour atteindre un endroit éclairé.

Curieusement, la pression se maintient à peu près. J’en profite pour continuer et finis par arriver à proximité d’une ferme étrangement très éclairée. J’entre dans la cour et m’approche de la porte d’un hangar grand ouvert en me signalant : « N’ayez pas peur, je suis un cycliste… ». Deux garçons et une jeune fille, un peu surpris par cette intrusion nocturne, intrigués par mon accoutrement, me demandent ce que je veux.

– « Je souhaite seulement profiter de la lumière pour réparer ».

Ils m’apportent une bassine d’eau. La chambre à air, changée la veille à Saumur, fuit par la valve défectueuse. Je peste contre la piètre qualité des produits importés et contre la Chine en particulier. Il faut bien trouver des responsables ! Pendant l’opération, j’explique aux jeunes fêtards la nature de mon escapade. Ils me proposent une bière. Seule l’heure excessivement matinale m’empêche d’accepter. Je laisse les jeunes gens finir leur fête et repars sous la bruine, avec leurs encouragements.

Malgré ces péripéties, à Guignen, lieu de mon premier pointage, je tiens encore à peu près le délai. Mais je sais que je ne devrai jamais me relâcher, si je veux atteindre mon but. Pour l’heure, l’objectif est de retrouver Jean Morin, un sariste local qui m’a contacté la veille. Nous nous rejoignons dans les environs de Mauron. Mais à peine rencontré, il est arrêté dans sa mission par une demande d’assistance informatique.

Le dépannage, par téléphone dure un peu. Obnubilé par la tenue du délai, je décide de repartir, certain que sa fraîcheur physique lui permettra de me rattraper. Quelques minutes après, un autre cycliste me croise. Nous nous saluons. Il s’empresse de faire demi-tour et décide de m’accompagner.

D’un œil expert, Anthony Le Roy, diagonaliste à ses heures, a repéré tous les attributs d’un membre de la confrérie. Rien ne manque : la monture, l’équipement, les bagages, la plaque magique et l’air un peu absent du pédaleur obstiné. L’équipier inattendu et Jean Morin, qui nous a rejoints, m’escortent jusqu’à la Cheze.

À quelques encablures de Loudéac, un autre accompagnateur prend le relais. Jo le Bastard, également sariste, après m’avoir invité dans le café où il a ses habitudes et quelques amis, me propose un détour par son domicile. Jo prend son rôle d’assistance très à cœur : Il arrose généreusement de lubrifiant ma chaîne qui se lamentait d’avoir encore été graissée à l’eau de pluie, remonte avec une vraie pompe la pression des pneus, remplit les bidons avec de l’eau garantie sans nitrate, m’emmène chez un boulanger recommandable et me guide sur un parcours un peu moins casse-pattes que celui prévu.

Les paroles confiantes de mes coéquipiers temporaires m’ont réconforté : tous estiment jouable la tenue des délais. Mais au pointage de Caurel, je constate, un peu dépité, que le temps de sécurité s’est réduit à une heure et demie, bien que la météo soit plutôt conciliante depuis la mi-journée. Par crainte d’échouer aussi près du but, je redouble mon effort et veille à diminuer les temps d’arrêts.

A partir de Maël-Carhaix, je marche sur les chemins balisés du Paris-Brest et de quelques autres diagonales. J’essaie de faire travailler ma mémoire pour pouvoir doser mon effort en fonction de l’état supposé de la route, de la longueur ou de la déclivité de telle ou telle côte. Toutes ces supputations alambiquées et ces savants calculs n’aboutissent pas à grand-chose : même si je progresse toujours, le retard augmente encore.

Poullaoen, l’orage qui s’annonçait depuis un moment se déchaîne d’un coup. Des torrents d’eau dévalent la rue. Mon obsession, terminer coûte que coûte, l’emporte sur la raison qui m’avait incité à trouver refuge dans un bar. Comme pour défier les humeurs du ciel, je me jette à corps perdu sous le déluge, prenant même plaisir à piloter dans une longue descente en faisant jaillir des gerbes d’eau. L’orage dure encore un peu, puis cesse presque aussi soudainement qu’il était apparu.

Tandis que je chemine vers Houelgat, le long de la rivière d’argent, l’éclaircie gagne en intensité. La lumière qu’elle diffuse au travers des trouées nuageuses rehausse le vert des feuilles luisantes d’eau et renforce les ombres. L’énergie de l’orage s’est dissoute dans le paysage. Au passage, mes mollets en ont prélevé un peu. Ragaillardi, je monte le col du Roc’h-Trevezel, presque sans effort. En ce début de soirée dominicale, seul sur la route, je profite de l’étrange lumière du ciel et du silence.

En basculant sur l’autre versant, la lande bretonne apparait dans un décor crépusculaire. L’émotion me gagne, tant le spectacle grandiose est presque une récompense avant l’heure. Longtemps, je garde les yeux rivés sur le clocher de Comana silhouetté, pointant sa flèche dans un ciel que n’aurait pas dédaigné Turner pour un de ses tableaux.

Sizun, il me reste un peu plus de trois heures avant de pouvoir rejoindre Brest, je reprends espoir et tempère mon ardeur sur ce parcours que je sais facile, au moins jusqu’au moment où je viendrai frôler l’Atlantique, à Daoulas

« Reste calme… Ne tombe pas… Sois vigilant ! ». Pour conjurer le mauvais sort, je me récite inlassablement ces mantras. Je veux éloigner les génies malfaisants qui rôdent alentour, prêts à jaillir d’un coup de l’arrière d’un taillis pour réduire à néant tous les efforts depuis Menton.

Maintenant la nuit est tombée. Je glisse vers le pont Albert Louppe, sans même m’arrêter pour admirer le scintillement des lumières de la ville et celles des contours de la rade de Brest. La partie semble gagnée, je commence à y croire.

J’approche du but mais la hantise de la chute ne me quitte pas. Aussi, pour me concentrer à déjouer les pièges de la voirie, je dédaigne le GPS. À cette heure, narines en éveil, je veux me fier à mon seul instinct pour aller quérir le Graal, dans un établissement du ministère de l’intérieur, sis rue Colbert, dans la bonne ville de Brest. Alors, fatalement je m’égare. Je recours à l’objet délaissé pour m’indiquer le commissariat. Mais comme la merveille s’obstine à le localiser à l’ouest, alors que je le crois à l’est, je clos définitivement le bec à ce stupide concentré de technologie, incapable de dire « ma » vérité.

Je perds ainsi une vingtaine de minutes à errer dans Brest, sans croiser un individu secourable expert en géographie brestoise. Enfin, quelques minutes avant l’heure fatidique, je pousse la porte du commissariat. La policière de service me félicite chaleureusement. Menton me paraît tout à coup bien loin !

 

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Une réflexion au sujet de « 2014 – Diagonale MENTON – BREST »

  1. Je me souviens de ces agréables moments bien que les obligations professionnelles m’ont coupé dans mon élan

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